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Dossier — Solange du Marchais [Terminé]

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Solange du Marchais32 ansFémininFrançaiseHétérosexuelleToxicologueHaze Spetsnaz Le JugeContribuer au rétablissement d’une société plus saine en y remettant bon ordre et en travaillant à faire progresser la médecine moderne. Accessoirement, l’emporter sur ma sœur aînée.
TW : Vulgarité, misandrie.

Vous savez, les clichés ont du bon lorsqu’il s’agit de tenir les gens à distance. J’ai longtemps hésité entre la jeune dinde superficielle au point de décourager toute relation approfondie et la classique femme fatale capable de doucher d’un regard polaire les tempéraments les plus hardis. La seconde a fini par l’emporter, d’abord pour sa redoutable efficacité, ensuite parce qu’on a moins mal au crâne quand on n’est pas obligée de feindre de rire comme une baleine à chaque ânerie prétendument drôle qu’un collègue – souvent un homme – aurait le mauvais goût d’éructer.

Pour ma part, je n’ai jamais eu la prétention de détendre l’atmosphère. Je prends autant de place que possible, je m’impose parce que je suis convaincue de ma légitimité et de ma supériorité intellectuelle écrasante sur la plupart des gens – souvent des hommes, là encore. N’y voyez aucune espèce d’arrogance : après tout, ce n’est pas bien compliqué de sortir du lot quand on est essentiellement entourée de mufles qui ne voient en vous rien d’autre qu’un trou à boucher. Il a fallu se mouvoir avec aplomb dans cet océan de médiocrité déguisée en élite, manœuvrer habilement pour dessiller les vues les plus étriquées ; c’est-à-dire piétiner continuellement les petits égos masculins, aboyer plus fort qu’eux et oser faire ce que leur esprit velléitaire et pusillanime leur interdit généralement : mordre.

Parmi les hommes très importants que je côtoie aujourd’hui, peu sont véritablement visionnaires, mais j’ai appris à m’en accommoder au nom de l’amour du progrès. Je ne crains plus d’exposer mes idées : qu’elles suscitent l’hostilité ou une complète adhésion, le respect et la considération l’emportent désormais sur les rires condescendants que mon ambition a pu provoquer autrefois. Maintenant, c’est moi qui m’amuse de leurs insécurités, et quand ils se gargarisent de ne pas en avoir, je m’offre volontiers le plaisir d’en créer pour leur rappeler où est leur place : sous le talon aiguille de mon escarpin. Inutile de s’affoler cependant, car heureusement pour eux je n’en suis pas encore à considérer que j’ai des millénaires de sexisme et de phallocratie à venger.

Ceux qui croient présomptueusement me connaître cèdent à la facilité d’affirmer que je suis castratrice – comme s’il y avait quoi que ce soit à émasculer – et que mon estime est difficile à obtenir, encore plus à conserver. Et après ? J’aurais tort de vouloir m’entourer d’individus que les obstacles rebutent, n’est-ce pas ? J’ai peu de patience pour les indécis et pour les imbéciles. La fragilité me dérange, même si je peux m’oublier par moments à un instinct protecteur que je ne m’explique pas – je dirais que cela tient plus à mon indécrottable volonté de maîtrise qu’à un semblant d’altruisme, quelque chose comme marche ou crève, bouge-toi le cul et enterre cette vulnérabilité que je ne saurais voir. D’une façon générale, je n’aime pas perdre mon temps et, je le reconnais, je n’ai absolument aucun talent pour rassurer mon prochain ou ménager les susceptibilités. On me connaît une gamme très étendue de manières de dire « Non. » et ma conversation, selon les circonstances, peut rapidement s’apparenter à une charge de rhinocéros. Je n’ai pas l’intention de m’en excuser.

Le problème, quand on se donne une telle apparence de froideur, c’est qu’il y a toujours des abrutis pour y voir un mur à abattre, une carapace sous laquelle se dissimulerait un cœur plus tendre. Leur faire comprendre que je ne suis pas une putain de tortue est un sport de tous les instants. J’ai horreur qu’on se mêle de ma vie privée, et plus encore qu’on puisse croire que j’ai besoin d’être sauvée. Il est évident que je ne suis pas une machine dénuée de sentiments, ce n’est pas pour autant que je vais m’effondrer et demander un gros câlin après m’être épanchée. C’est pénible, vraiment.

Qu’est-ce qui a bien pu me donner cette dureté impitoyable, volontiers agressive, à part la connerie ambiante – souvent masculine, encore et toujours ? Ceux qui m’entourent sont à mille lieues d’imaginer que ma sœur aînée puisse être responsable, et c’est tant mieux. Annabelle est une connasse. Ne vous méprenez pas : je l’adore et je l’admire à en vomir, et son infatigable ambition d’exceller, d’être la première en tout depuis son plus jeune âge a fait de moi celle que je suis aujourd’hui, par un salutaire et vicieux mécanisme d’émulation. Mais voilà : sans tomber dans le piège de la misogynie intériorisée, je me sentirai certainement beaucoup mieux quand j’aurai enfin le sentiment de l’avoir écrasée. C’est comme ça : j’ai le droit d’être conne, moi aussi, ce n’est pas l’apanage des petites choses fragiles lestées d’une queue trop encombrante.

En attendant, il me plaît de passer pour une éminente femme de science uniquement motivée par le désir de donner un retentissant coup de pied dans la fourmilière de la médecine moderne – ce n’est pas tout à fait faux, après tout, ni incompatible avec un stupide complexe d’infériorité. J’aime mon métier, le pouvoir et le confort qu’il m’apporte. J’aime plus encore la perspective de pouvoir bâtir, grâce à mon indéniable talent, un monde meilleur, fondé sur l’ordre, l’excellence et l’exemplarité. Cela ne fait pas forcément de moi une hypocrite : celle que je suis en privé ne regarde personne. Vous n’avez nul besoin de savoir que je prends un malin plaisir à nuancer la symétrie écœurante que ma coiffeuse inflige chaque mois à mes cheveux, que je bois mon Martini dans le ventre généreux d’un mug ébréché dont je n’ai jamais su me débarrasser, ou que je permets au type qui travaille dans les bureaux d’en face de se rincer l’œil chaque fois que je sors de la douche – sauf si vous êtes le type en question, évidemment, et auquel cas, inutile de me remercier, c’est cadeau.

Un petit peu de chaos pour mieux apprécier la valeur de l’ordre, cela n’a jamais fait de mal à personne : il faut croire que je conserve ce léger esprit d’indiscipline comme le dernier vestige de mes plus jeunes années.

Là encore, je corresponds parfaitement au cliché : lorsque je n’ai pas ma blouse blanche sur le dos, j'écrase le monde en jupe crayon, chemisier plus ou moins audacieux, collants plus suggestifs que couvrants et talons aiguilles qui rehaussent impudemment mon mètre soixante-dix-huit. Je m’habille comme si je passais mon dernier jour sur Terre ou que j’allais à la rencontre de mon pire ennemi, ce qui n’est jamais loin d’être le cas quand on évolue dans le bassin à requins que représente Oxford. En tant que chercheuse réputée qui prétend imposer ses idées, je me dois de présenter impeccablement. C’est une cuirasse de plus, qui signifie que je sais parfaitement ce que je veux et que je n’ai pas l’intention de caresser qui que ce soit dans le sens du poil.

Ma démarche est toujours assurée, parfois martiale : j'occupe l'espace avec la dernière insolence, comme si tout m'était dû. Je souris volontiers, mais ce n’est pas nécessairement un bon présage. Je garde de mon éducation très guindée une impassibilité à toute épreuve et des manières élégantes qui ne laissent rien deviner de la saleté qui peut mâtiner mes pensées par ailleurs. On me dit éloquente, et c’est vrai : j’ai un talent tout particulier pour vous expliquer comment aller vous faire foutre et vous mettre de surcroît dans de bonnes dispositions pour apprécier le voyage.

Je ne me hasarde jamais dehors sans maquillage, mes ongles sont parfaitement polis et vernis. Je veille scrupuleusement à mon hygiène dentaire et ne me permets que peu d’excès à cet égard : un verre d’alcool le soir, de temps en temps, une cigarette une fois par mois quand mes collègues sont vraiment trop cons, à peine de quoi aggraver ma voix déjà très autoritaire. Je tâche d’entretenir ma condition physique, d’abord pour moi, car j’ai horreur de tout ce qui se néglige, ensuite car je n'ignore pas la basse importance de la plastique parmi des individus essentiellement guidés par leurs hormones.

J’ai tendance à attendre de mes pairs qu’ils accordent autant de soin que moi à leur mise. D’aucuns me diront vénale, je leur rétorquerai qu’ils ont la vue courte. J’aime la santé et le luxe, les pouilleux ne m’intéressent pas. Pour certains, c’est d’ailleurs la seule voie de rachat, non ? Je n’ai pas la candeur d’attendre d’un homme qu’il ait de la personnalité, en revanche la décence exige qu’il compense le lot de ses insuffisances par un portefeuille conséquent.

En somme, tout indique dans mon apparence que j’ai été beaucoup trop choyée. Aucune cicatrice à déplorer, aucun tatouage, aucun piercing à l'exception de mes lobes d'oreilles. Seule ma vue n’est plus tout à fait ce qu’elle était, à force de travail acharné : il m’arrive de porter des lunettes pour ne pas trop fatiguer mes yeux.

Tout un poème, n’est-ce pas ?

Oui, je sais, j’ai le prénom d’une vieille bigote aigrie friande de commérages et qui rêve secrètement de se faire triturer le terreau par le jardinier. Ce n’est pas la peine d’en rajouter. Il paraît qu’à l’origine, il désigne quelque chose comme la solennité et a été porté par une martyre de la pureté, tout un programme que j’ai mis un point d’honneur à ne pas remplir, n’en déplaise à mes sectaires de parents. À leur décharge, pendant toute mon enfance, je n’ai jamais manqué de rien, si ce n’est d’amis et de véritable amusement. On avait la chance insolente d’habiter une maison au cœur de Paris – oui, une maison –, et à défaut de pouvoir aller à la rencontre du monde, le monde venait à moi : après avoir allègrement respiré les miasmes de mes camarades d’école – privée, évidemment –, c’était judo le lundi, arts plastiques le mardi, gymnastique rythmique le mercredi, violoncelle le jeudi et danse classique le vendredi, tout cela dans une atmosphère ouatée peu propice aux douleurs et aux épreuves formatrices. J’ai très tôt senti toutes les possibilités que m’offrait mon corps d’enfant, mon énergie excédentaire malgré le nombre de mes activités, et j’en ai très vite conçu une invincible frustration à l’égard de ce dont on me privait, prétendument pour me protéger des autres et de moi-même. J’entendais mes copines de cour de récréation parler de leurs pyjamas parties avec des airs de conspiratrices, prétendre qu’elles connaissaient désormais le goût de la salive de Théo, Valentin et Tristan alors que je ne pouvais pas même leur effleurer la main, et c’était insupportable. Comprenez-moi bien : je n’en avais strictement rien à foutre de Théo, Valentin et Tristan, ils étaient déjà aussi cons que leur prépuberté le permettait, mais voilà : ils n’en restaient pas moins auréolés du séduisant attrait de l’interdit. Alors j’ai pris les devants. Bientôt, il ne s’est plus passé un jour sans que je déchire mes collants ou que je partage les microbes d’un garçon : je n’ai rien épargné à ma mère pour lui donner quelques cheveux blancs supplémentaires. Oh, mon enfance aurait sans doute été plus paisible si elle n’avait pas eu le mauvais goût de me mettre une sœur aînée irréprochable dans les pattes. Je vous ai déjà dit qu’Annabelle était une connasse ? C’est-à-dire qu’en bonne grande-sœur, elle aurait pu se donner l’air de vouloir faire tous les faux-pas à ma place et devenir mon garde-fou contre l’erreur ; mais au lieu de ça, elle s’est comportée avec sagesse et perfection en toutes choses, de sorte qu’elle m’a bien montré toutes les façons dont je pouvais me planter dans ce que j’entreprenais. Elle m’a mise au tapis coup sur coup, sans soupçonner – encore que – les rouages secrets qu’elle actionnait ce faisant. Pour ne pas être tout à fait ingrate, je ne crois pas qu’elle ait consciemment cherché à m’écraser : c’était sa façon de me tirer vers le haut. Seulement voilà, plus elle se donnait l’air de m’encourager, d’essuyer mes larmes de frustration tout en me faisant sentir à quel point je ne lui arrivais pas à la cheville, plus j’avais envie de lui faire bouffer ses dents.

Je n’en ai pas eu l’occasion : exciter les hormones des garçons, c’était vraiment, vraiment inacceptable pour mes parents, alors ils m’ont enfermée dans un pensionnat pour filles jusqu’à la fin de mon lycée – autant dire une fosse aux lions où le mot « cochonnerie » était chaque jour redéfini par l’une ou l’autre de mes camarades. Nos jeux, quand ils ne s’apparentaient pas à de pures brimades, n’avaient jamais rien d’innocent : leur cruauté était même encouragée par la hiérarchie, de temps en temps, et c’est là, malgré moi, que j’ai commencé à prendre conscience de ce qu’est l’écrasement, le vrai, et à m’embarrasser du poids de cet encombrant sens moral qui n’avait rien à voir avec la bigoterie de ma mère. Je mentirais si j’affirmais avoir été plus bourreau que victime pendant ces trop longues années. La vérité, c’est qu’il s’agit toujours d’une période confuse pour moi, et que j’ai encore du mal à m’expliquer aujourd’hui, avec mon expérience de femme faite, la pertinence de ces établissements dont les traditions sont fondées sur des haines ataviques. Quand j’y repense, c’est comme m’arracher vaseusement à un cauchemar dont l’objectif aurait été de m’emprisonner dans un rapport irréconciliable avec ma féminité : tout ce que je peux dire, c’est que je suis soulagée d’en avoir réchappé.

Et avec les honneurs, par-dessus le marché. J’ai été une élève brillante malgré mes incartades, mais cela n’a pas suffi pour être de nouveau en odeur de sainteté auprès de mes parents – Annabelle cocottait déjà trop. Bon, je les emmerde, non ?

J’ai choisi la rationalité et l’exigence des sciences parce que c’était tout le contraire de ce qu’on avait voulu m’apprendre – et accessoirement parce que c’est le domaine, avec le droit déjà investi par ma sœur et le commerce que je laisse aux ploucs, qui permet de se construire un empire solide à condition de ne pas craindre de cravacher.

C’était plutôt chouette, la fac de médecine, un tout nouveau genre de sadomasochisme où j’ai rapidement pris mes marques. J’aime l’effort et le dépassement de soi. J’ai le goût du travail bien fait et il me paraît naturel de me donner les moyens de réussir plutôt que de compter sur les autres pour parvenir à mes fins. C’est ce que mes anciens professeurs vous diront : j’étais douée et déjà très sûre de moi. Je ne laissais rien au hasard et malheur à celui qui sabotait mon boulot par des approximations ou une paresse malvenue. J’étais probablement trop impliquée aux yeux de certains, mais ceux-là ont généralement pour eux la gloire de leur pénis et donc aucune idée de ce que signifie être née avec un vagin dans un monde presque exclusivement pensé par et pour les hommes. Eux aussi, je les emmerde. Sauf quand ils sont beaux et savent fermer leur gueule : à ce moment-là je veux bien coucher avec, parce que dans mon infinie bonté, j’admets qu’ils puissent au moins avoir cette utilité-là. Une dizaine d’années d’études intensives qui ne laissent aucune place à l’erreur ont fait du sexe un exutoire nécessaire. Et c’est tout. Je n’ai jamais eu la connerie de faire miroiter une quelconque promesse d’idylle à l’époque : les sentiments, ce n’était vraiment pas mon problème et je ne m’encombrais pas des cœurs trop naïfs pour qui ça pouvait le devenir. Je poursuivais mon objectif avant tout.

Bien sûr, le retour de bâton n’a pas tardé. La fac de médecine, c’était une promenade dominicale en regard de l’Afrique, le genre de surface de projection implacable qui nous renvoie à la gueule toutes nos conneries d’occidentaux. Moi, j’attendais encore que notre sacro-sainte Annabelle fasse un procès à la Russie et à la Corée du Nord, et pendant ce temps-là, un continent se faisait racheter à moitié par de foutues multinationales. Je ne parle même pas de la vétusté de l’hôpital militaire qui m’a presque fait regretter ma cage dorée à Paris ou de mon anglais rendu imbitable par mon accent français qu’il a fallu polir au contact de soignants étrangers. Au-delà du fait qu’on me confrontait sans trop prévenir aux dures conséquences de la guerre et de ses bombes sales, j’étais estomaquée de constater que c’était peut-être la première expérience véritablement enrichissante qu’il m’ait été donné de vivre jusque-là – c’est vous dire le bagage minable de parigote qui était alors le mien. Les nuits ont été sacrément courtes pendant toute la phase d’étude de la toxine et j’ai rarement connu mission plus stimulante que celle-ci. Pour le reste ? Tout est parti d’un putain de café.

Celui que Yuichi m’avait préparé était sacrément dégueu et j’aurais dû me douter que ça ne faisait qu’annoncer la couleur de ce qu’il prévoyait pour moi. Sur le moment, je suis juste tombée dans le piège du binoclard sexy qui me donnait l’impression de voir à travers mes vêtements chaque fois qu’il me regardait. Et il me regardait souvent. Comme je n’étais pas spécialement timide mais plutôt du genre à prendre ce que je voulais, j’ai fait comprendre à Yuichi que je n’étais pas une nonne et que toucher avec les yeux figurait parmi les concepts fumeux qui ne m’intéressaient pas. On nous a encouragés, d’ailleurs : je me rappelle les sous-entendus parfois un peu graveleux mais toujours bienveillants de l’équipe pour nous rapprocher – je suppose qu’eux aussi avaient besoin de baiser, et qu’à défaut d’en avoir l’occasion, ils pouvaient le faire par procuration à travers nous. Désolée pour la psychanalyse de comptoir : c’est Yuichi le pro, pas moi.

Inutile de passer par quatre chemins : j’ai été subjuguée à tous les niveaux. Tous mes repères de femme de science incrédule et peu impressionnable ont volé en éclat sous les mains et les mots habiles de Yuichi. Il avait une façon bien à lui d’alimenter mon génie, de me donner une légitimité que mes parents et ma sœur m’avaient toujours refusée. Il parlait sans trop se mettre en avant, avec une humilité savamment contrefaite, et c’était précisément ce qui me donnait envie de l’écouter : j’avais le sentiment ô combien rafraîchissant d’écouter un cerveau avant tout, et pas une paire de couilles. Quand il s’exprimait, auréolé d’une intelligence dénuée de pédanterie, quand il m’encourageait et faisait valoir mon talent sans aussitôt le nuancer du sien, j’oubliais tout simplement que j’étais une femme, et lui un homme. Une superbe mystification.

Je ne vais pas me fatiguer à le nier : Yuichi est assurément mon tout premier amour, avec toutes les fragilités et amertumes que cela implique. J’en ai pris conscience lorsqu’il a fallu le quitter, retourner en France et prétendre qu’il n’était qu’une relation parmi tant d’autres. La morsure du manque a été pénible à endurer et à admettre, surtout pour une femme qui se targuait de pouvoir aisément compartimenter sexualité et sentiments. Je n’avais pas le plus petit espoir de poursuivre mon histoire avec lui, d’ailleurs : pour moi c’était fini, tout simplement, et il ne me restait plus qu’à me débarrasser de cette vulnérabilité qu’il avait insidieusement imprimée en moi pour terminer ma spécialisation en beauté.

Eh bien laissez-moi vous dire une chose : j’ai été sacrément naïve. Une vraie conne. Je revois la fébrilité avec laquelle j’ai saisi mon téléphone quand son nom est apparu sur l’écran, comme si je n’avais rien espéré d’autre pendant tout ce temps : qu’il me reprenne comme une vieille chaussette qu’il aurait oubliée dans un coin de sa chambre alors que j’étais moi-même partie. Vous savez ce qu’il m’a dit ? Rejoins-moi. Où ? Au Japon. Ce con. Et vous savez ce qu’on dit : à con, con et demi. Je commençais à peine à m’imposer dans le milieu de la toxicologie, mais je n’ai même pas tergiversé : j’ai tout plaqué et pris l’avion aussi naturellement que si j’avais dû simplement faire usage de mes jambes. J’étais étourdie d’amour. Il s’est comporté comme si on ne s’était jamais quittés, comme si mon retour à Paris n’avait été qu’une parenthèse sans conséquence, et ça me rend folle de devoir l’admettre, mais les premières semaines passées à ses côtés ont été absolument merveilleuses, en dépit du fossé culturel qui sépare le Japon de la France. Encore une fois, je me suis brillamment adaptée. Je nous voyais déjà gravir ensemble les échelons du monde médical, orchestrer avec intelligence et éthique les progrès de la médecine moderne et, un jour, car rien n’est trop beau, recevoir le prix Nobel. Mais Yuichi avait d’autres projets pour moi.

C’est à ce moment-là que j’aurais dû ouvrir les yeux, et sentir enfin ce que j’étais réellement pour lui : pas une compagne, pas une égale, mais un rat de laboratoire. Frappez-moi : j’étais encore aveugle. Surtout, j’aimais ce qu’il me proposait, et je me réjouissais ingénument à la perspective de faire partie du grand projet des Spetsnaz. Je n’aimais pas qu’on me dicte ma conduite, mais je reconnaissais la valeur de l’ordre pour construire une société plus saine. J’avais une foi inépuisable dans la médecine et sa capacité à améliorer la vie des gens, et quoique je puisse paraître égocentrique ou obsédée par ma propre réussite, je n’ai jamais prétendu ôter aux méritants leur part du gâteau. J’étais convaincue de mon talent et j’avais besoin de l’investir dans une cause plus grande que l’intégrité de mon petit nombril. Alors je me suis livrée à l’expérience. J’ai accepté que Yuichi me façonne à sa guise, tant mentalement que physiquement. Il paraît qu’un Spetsnaz doit savoir se servir d’une arme ou faire une clé de bras, être en mesure de se défendre le cas échéant. Bon, pourquoi pas : comme d’habitude, j’ai été une élève appliquée. Il va de soi, cependant, que je préférais largement la part intellectuelle, stratégique et logistique de la cause.

Forte d’une consécration de plus, j’étais prête à donner ma vie au culte désintéressé de la science pour, eh bien, oui, servir les intérêts tout à fait honorables des Spetsnaz. Est-ce que je m’attendais de surcroît à passer ma vie aux côtés de Yuichi ? Peut-être. Mais je commençais aussi à mesurer son influence sur la femme que j'étais devenue, à le voir avant tout comme un mentor, et non plus comme un amant partageant les mêmes vues que moi. Et cela me déplaisait, au fond, car cela me révélait un déséquilibre que je n’avais jamais voulu admettre par ailleurs. Alors, une fois de plus, j’ai fermé les yeux. J’ai opiné du museau lorsqu’il s’est donné l’air de me demander un service qui aurait dû me paraître saugrenu : quitter le Japon, le laisser à nouveau derrière moi pour surveiller une petite sœur fugueuse à sa place. J’étais toujours trop heureuse de lui complaire et je me fourvoyais aisément, trouvant même le moyen de m’attendrir face à ce que j’interprétais comme un aveu d’impuissance. Avec du recul, cela dit, je me demande si je n’ai pas inconsciemment saisi ma chance de m’éloigner de lui, de m’arracher à son emprise. Car enfin, ce n’est pas sain du tout, cette histoire. Je me retrouve en Angleterre, dont la bouffe est dégueulasse, à suivre la trace d’une petite sœur qui n’est pas la mienne, à faire ce que je n’aurais jamais permis à d’autres : m’introduire dans sa vie privée. Je me surprends à me sentir concernée par ses ennuis et je me déteste d’attendre l’approbation de Yuichi pour mes bons et loyaux services. Non, rien ne va. Yuichi, lui, n’est de toute évidence pas prêt à traverser tout un continent simplement pour me faire l’amour, et je me rends compte que cela me pose un problème.

Et, très franchement ? Je ne croyais pas qu’il serait aussi difficile pour moi de me retrouver. Voilà une belle leçon d’humilité ; la dernière que je consentirai à recevoir de cette famille dont je dois absolument me détacher.

Le boulot m’y aidera. Le campus d’Oxford ne manque pas d’opportunités intéressantes et j’ai bien l’intention, à terme, de m’en servir comme d'un tremplin pour intégrer Red Mercy. En attendant, on s’appelle souvent, avec Yuichi, et je sens que ma main est de moins en moins empressée lorsqu’il s’agit de répondre au téléphone. Je progresse.
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